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Montréal, le vendredi 10 février 2006
J’aimerais vous dire d’abord à quel point je suis émue de me retrouver parmi vous, dans le quartier Saint-Michel où j’ai habité adolescente. Pas très longtemps, certes, mais assez pour en avoir gardé des souvenirs et des impressions. J’affirme souvent à la blague que je pourrais facilement faire du taxi à Montréal, non pas parce que je suis d’origine haïtienne, mais parce que j’ai eu une mère dont le sport favori était le déménagement. Déracinée de son pays natal, avec deux enfants qu’elle a dû élever seule, ma mère avait du mal à reprendre racine et était toujours en quête d’un meilleur lieu pour ses deux filles. Alors, de quartier en quartier, de notre premier appartement d’une pièce et demie dans un sous-sol, avec vue sur le trottoir, à la première maison qu’elle a acquise fièrement en rassemblant ses économies au gré de petits boulots, nous avons fait, grâce à ma mère, le tour de Montréal que je connais par coeur... et j’ajouterais sans hésitation de tout mon coeur. N’est-ce pas là l’histoire de quantité d’immigrants qui constituent majoritairement ce quartier?
En effet, Saint-Michel est l’un des quartiers les plus multiethniques et les plus densément peuplés de Montréal. C’est aussi, il faut bien le reconnaître, l’un des lieux les plus défavorisés aux plans économique et social. C’est dire l’importance des obstacles que doivent franchir les immigrants. Même leurs enfants, qui sont nés ici et que l’on souhaiterait pleinement intégrés à leur milieu, ne sont pas épargnés. Il arrive encore trop souvent que l’incompréhension des uns engendre l’exclusion des autres. Voire que la xénophobie s’installe sournoisement et empoisonne nos rapports. Regardez le paysage urbain actuel et voyez tous ces exclus et ces laissés-pour-compte qui y déambulent. Parmi eux, hélas, on compte trop de jeunes à la dérive ou en plein naufrage. Des jeunes pour lesquels l’horizon semble presque bouché et les possibilités si limitées que la délinquance ne tarde pas à les attirer dans ses filets. Autant de situations qui ne doivent pas nous laisser indifférents et qui peuvent entraîner d’irrépressibles sursauts de passions guerrières et des relents de barbarie.
Faut-il que frustrations et colère trouvent leur seule issue dans le brouillard de la drogue et le feu des armes? Avant d’en arriver là, il importe de rester attentifs à ces signaux de détresse que nous lancent les jeunes et que disent ces graffitis qui écorchent les murs de la cité. Il faut entendre tous ces appels à l’aide que scandent souvent ces mots un peu crus jetés dans la cadence de rythmes durs et de chansons qui “rappent” des réalités qui nous échappent. Et que dire de ces jeunes filles à peine sorties de l’enfance et qui portent leurs bébés dans leurs bras repliés contre elles-mêmes? Comment ignorer ces enfants écartelés entre le poids des traditions, dont les parents entretiennent la nostalgie, et la quête effrénée de nouvelles identités, soutenue par la fascination des images?
L’exclusion me trouble. Elle a mille visages et elle n’a pas d’âge. C’est le Noir dont on se méfie dans la rue, le Blanc sans domicile ou qui parle une langue étrangère, le Jaune dans le dépanneur du coin et l’Autochtone qui sort de sa réserve et va vers là où on ne l’attend pas. L’exclusion sévit dans nos villes comme en région. L’exclusion stigmatise des pans entiers de la population déjà sévèrement fragilisés. L’exclusion naît de l’injustice. Je ne sous-estime pas les efforts qu’il faut déployer pour ne pas céder au désespoir.
Heureusement que certaines et certains nous tracent une autre voie en travaillant sans relâche à desserrer l’étau des préjugés. Vous êtes nombreux à le faire sans relâche, sans compter, et depuis longtemps. De votre ouverture à l’autre et de détermination à contrer l’exclusion jaillissent de nouvelles idées, parfois même de nouveaux modes d’expression appelés à redéfinir notre façon de vivre ensemble.
J’en veux pour preuve aussi ce lieu-même où nous sommes rassemblés ce soir. Ce lieu créé par des individus que l’on considérait il n’y a pas si longtemps, au pire comme des saltimbanques ou des bohémiens, au mieux comme des amuseurs publics ou de simples jongleurs. D’aucuns les auraient traité de bons à rien, de sans-le-sou. C’était mal mesurer le pouvoir de l’imagination et la volonté d’aller au bout du rêve qui les animait. Qui aurait cru qu’un cracheur de feu, accordéoniste et échassier comme Guy Laliberté réussirait à conquérir le monde? Et le rêve ne s’arrête pas là. Il y a aussi au coeur de la gigantesque et fabuleuse aventure du Cirque du Soleil ce désir de défier l’impossible par toutes sortes d’acrobaties. Y compris celui d’élever sur le site d’un ancien dépotoir, dans un quartier que plusieurs déclaraient mal famé, ce lieu d’espoir qu’est la TOHU. De renommée internationale et vouée au renouvellement des arts du cirque, la TOHU est née également d’un idéal de développement social et sert à Saint-Michel de point de ralliement pour les jeunes du quartier, quand il ne sert pas de filet pour celles et ceux parmi eux qui seraient autrement en chute libre. C’est un espace de paroles, de partage, d’apprentissage et d’exploration de leur plein potentiel. Ce que ces jeunes reçoivent des artisans de la TOHU et des partenaires qui appuient leurs activités est tout le contraire de l’exclusion. C’est toute la richesse de l’inclusion qui allume un feu de joie au bout du tunnel.
Vous, les jeunes, qui êtes si nombreux ici ce soir, je tiens à vous saluer chaleureusement. J’ai eu le plaisir de rencontrer quelques-uns d’entre vous, notamment le Comité des jeunes de Saint-Michel. Votre engagement à revitaliser votre quartier démontre que ceux qui prétendent que les jeunes de Saint-Michel n’ont pas d’avenir ont tort. Je répète et j’insiste : ils ont tort. En dépit des obstacles et des préjugés, qui sont votre lot quotidien, vous avez eu à cœur de vous tailler une place dans la société. J’invite d’ailleurs tous les jeunes ici présents à en faire autant, pour eux-mêmes et pour leurs communautés. Il y va non seulement de l’estime de soi, mais de notre avenir collectif. Quant à nous, qui sommes les témoins des efforts de ces jeunes, nous avons la responsabilité de les entendre et faire en sorte qu’ils prennent leur juste place dans notre société.
Voilà ce à quoi j’aspire moi aussi à titre de gouverneure générale et que j’ai tenu à résumer dans ma devise : briser les solitudes. J’ai la ferme intention de mettre la main à la pâte pour que les sans-voix soient entendus. Je veux aller au-devant des préoccupations des jeunes, si dures soient-elles. J’ai la conviction que la détresse et la violence, toujours injustifiées, sont le résultat de dialogues qui n’ont pas eu lieu et de débats d’idées qui sont restés lettres mortes. Le temps est venu de ne plus se prendre pour le nombril du monde et de sortir une fois pour toutes de l’individualisme acharné des dernières décennies.
On le constate quotidiennement : l’indifférence à l’autre et le chacun pour soi conduisent à l’impasse. Dans nos sociétés modernes dont la diversité s’accroît de jour en jour, il est urgent d’en revenir à des valeurs plus collectives, donc plus citoyennes. Ne vaudrait-il pas mieux dresser l’inventaire de ce que nous avons en commun par-delà nos différences et réinventer les liens qui nous unissent en ce début de troisième millénaire? Je pose la question. La réponse mérite qu’on s’y attarde. Car ce qui est en jeu ici, c’est notre capacité de construire ensemble un monde nouveau où nous pourrions vivre mieux, un monde où nous nous donnerions les moyens de faire une plus grande place au dialogue des cultures et des générations. Un monde où les sensibilités ne seraient plus des pierres jetées de part en part d’invisibles frontières, mais des pierres que l’on frotterait les unes aux autres pour faire des étincelles et raviver ainsi le feu de l’espoir.
Permettez-moi de vous confier mon rêve le plus cher : il me vient de cette certitude que rien n’est jamais fini, pour nous, pour nos enfants, dans Saint-Michel comme ailleurs. Chaque mot compte, chaque geste importe. Chaque aventure singulière contribue à la force de l’ensemble. Du métissage de nos idées et de la rencontre de nos désirs et de nos actions viendront des promesses d’avenir pour nous tous et pour l’humanité. Je rêve du jour où la somme de nos gestes ouvrira des possibilités et fera la différence... plutôt que d’ériger des murs et de nous replier sur nos différences. Certains me croiront naïve, d’autres idéaliste. J’estime pour ma part qu’il faut rêver grand pour réaliser assez, surtout lorsqu’il s’agit du bien de l’ensemble.
Merci de m’accueillir parmi vous, dans un quartier qui a déjà été le mien. Merci de rêver avec moi à un monde meilleur. Merci à la TOHU de rester à l’écoute des jeunes qui ne demandent rien d’autre que d’être entendus.
