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Montréal, le dimanche 12 février 2006
Quelle émotion et quelle fierté que d’être devant vous aujourd’hui à titre de gouverneure générale du Canada pour célébrer le mois de l’histoire des Noirs. Pour nous, Noirs de cette ville, Noirs de ce pays, Noirs de ce continent, Noirs du monde entier, le Temps est court depuis les périodes d’esclavage qui ont marqué notre présence dans les Amériques. Et ces espaces que nous peuplons de notre différence porte encore de nos jours les échos de nos luttes contre l’oppression. Nous n’oublions pas ces voies tracées par celles et ceux qui nous ont précédés et qui, par leurs mots, par leurs gestes, par leurs souffrances, et également par leurs victoires, nous ont permis d’aspirer à la liberté et d’envisager un monde plus juste. Même au cœur de nos démocraties, le sort qui nous est fait montre bien que tout n’est pas gagné. Vous savez autant que moi ce qu’il nous faut de persévérance et de vigilance. Le mois de l’histoire des Noirs nous donne l’occasion de le rappeler et de formuler à nouveau le voeu si cher à Martin Luther King de « se sortir des sables mouvants de l’injustice raciale pour se hisser enfin sur le roc solide de la fraternité ». Car notre lutte n’est pas seulement d’une race, mais celle de toutes les femmes et de tous les hommes qui réclament respect et dignité.
Deux figures clés de la grande aventure de notre affranchissement sur ce continent nous ont quittés récemment. Rosa Parks, mère du mouvement des droits civiques aux États-Unis, en refusant de céder sa place dans un autobus du sud, après une dure journée de besogne, nous a fait une place énorme dans l’histoire de la reconnaissance de nos droits. Coretta Scott King, militante infatigable, a poursuivi avec ferveur le rêve de son mari qui a su si bien réclamer nos droits légitimes par la puissance de ses mots qui étaient pour lui plus forts que le fracas des armes. Rosa et Coretta ont ravivé l’espoir. Elles ont refusé de baisser les yeux et ont fixé l’horizon. Et c’est devant vous que je tenais à saluer leur parcours. Ces femmes ne cesseront jamais de me rappeler, selon les mots si percutants du poète Aimé Césaire, que “my negritude is not a stone nor a deafness flung against the clamor of the day.”
Bien sûr, le chemin que nous avons parcouru ensemble, pour difficile qu’il ait été et qu’il continue de l’être par moment, est digne d’une célébration. Nous avons franchi tant d’embûches, tant de malheurs, tant d’injustices, et avons apporté de l’espoir pour les nôtres, de même que pour celles et ceux qui nous ont accompagnés dans ce long voyage et qui restent à nos côtés au nom de la justice et de la liberté. Il n’y a qu’à ouvrir les livres de Dorothy Williams qui retracent, plus près de nous, la contribution des Noirs à l’histoire de cette ville pour nous en rendre compte. C’est une déambulation « noire » dans plusieurs quartiers de Montréal que cette historienne nous propose, comme l’envers d’une carte soudainement exposée au soleil. Ouvrez ces livres et sachez que nous sommes bel et bien « sur » la carte de Montréal, et depuis longtemps. Quelques qu’aient été les tiraillements au fil de l’histoire, ethniques ou linguistiques, nous sommes là et fiers de l’être. Réjouissons-nous d’être cette encre noire sur la page.
Nous savons les affres de l’exclusion et devons travailler sans relâche à desserrer l’étau des préjugés. Il y va du présent et de l’avenir de nos jeunes qui doivent nous suivre dans cette marche. Je lisais récemment un article du Montreal Gazette qui mentionnait que, à défaut d’autres références, plusieurs jeunes Noirs s’identifiaient à la représentation culturelle pop de la pauvreté, de la violence, de l’isolement, et ne voyaient pas d’autre issue pour eux. Les statistiques, malheureusement, leur donnent raison. Elles tendent à démontrer que les Noirs ont moins de chance de se trouver un emploi à la mesure de leurs compétences et ont moins de chance de se loger convenablement. Ils sont également susceptibles d’être harcelés ou arrêtés pour un acte qu’ils n’ont pas commis. Cette discrimination, qui plonge ses racines insidieuses dans le terreau de l’ignorance et de l’incompréhension, n’a aucunement sa place dans une société où prévalent par-dessus tout les valeurs de respect, d’ouverture et de partage qui sont pour moi souveraines.
J’ai la conviction profonde, comme je le disais il y a à peine quelques jours dans le quartier Saint-Michel, que la détresse des jeunes et la violence qui en résulte sont le résultat de dialogues qui n’ont pas eu lieu et de débats d’idées qui sont restés lettres mortes. Dans nos sociétés modernes dont la diversité s’accroît de jour en jour, il est urgent de tendre une oreille attentive aux exclus et aux sans-voix. Je veux aller au-devant de vos préoccupations, si dures soient-elles, et je veux entendre vos rêves. L’espoir, selon moi, passe par notre capacité d’être à l’écoute et de faire une plus grande place au dialogue des cultures et des générations. À titre de gouverneure générale du Canada, et en raison de cette différence que je représente, je souhaite de tout coeur que vous soyez nombreuses et nombreux à m’accompagner dans cette aventure. Seule, j’accomplirais beaucoup moins qu’avec vous et nos forces réunies. Il faut que nous incarnions ensemble cet espoir pour l’humanité. C’est aujourd’hui notre responsabilité la plus grande.
C’est le rêve de Martin Luther King qui se prolonge en nous. « N’étanchons pas notre soif de liberté à la source de l’amertume et de la haine, disait-il. » Et quoi de plus fort, et de plus beau, que les chants du Gospel pour raviver notre foi en ce rêve. Qu’ils s’élèvent aujourd’hui parmi nous pour nous rappeler que ces chants nés de la souffrance et de l’oppression sont devenus des hymnes au courage et à la beauté du monde, quand nous les laissons entrer dans nos coeurs.
Merci et place à la People’s Gospel Choir!
