Son Excellence la très honorable Michaëlle Jean - Discours d’ouverture du colloque international « Violences faites aux femmes : réponses sociales plurielles »

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Montréal, le dimanche 22 octobre 2006

Allons tout de suite au plus vif du sujet. Avec des mots qui m’ont profondément bouleversée. « Nous n’allons ni te battre ni même te menacer du regard. Nous te tuerons en te violant. » Ces mots hantent la mémoire douloureuse d’Athanasie Mukarwego. Ce sont les mots de ceux qui ont violé, humilié cette mère rwandaise devant ses enfants. Ce sont des mots qui continuent de crier en nous.

Ce sont des mots qui nous obligent à briser le silence. C’est au nom de toutes les femmes qu’Athanasie a pris la parole. Non pour réparer l’outrage, mais pour retrouver espoir et pour renaître. Remercions-la de son courage. Athanasie, toi à qui est si justement dédié ce colloque qui nous réunit toutes et tous aujourd’hui, que ton courage singulier soit notre force collective.

Je salue celles et ceux, venus de plus de quarante pays, pour participer à ce colloque consacré aux violences faites aux femmes. C’est une autre façon de contribuer à briser le silence que de favoriser les échanges sur cette question cruciale entre chercheurs, intervenants, décideurs politiques et étudiants. Et de faire en sorte aussi que ces paroles porteuses d’espoir se propagent et se multiplient.

Et je remercie chaleureusement le comité organisateur, et sa présidente Dominique Damant, d’avoir travaillé sans relâche pour qu’un tel partage de connaissances ait lieu. Je souhaite que dans le cadre des quelque deux cents présentations de ce colloque, des collaborations voient le jour, des solidarités se créent, et que des amitiés se nouent.

Comme plusieurs d’entre vous le savez, j’ai moi-même consacré plusieurs années de ma vie antérieure à accompagner des femmes ayant subi plusieurs formes de violence. J’ai aussi contribué, ici même au Québec, à établir un réseau de refuges qui leur étaient destinés. Je porte toujours en moi les paroles de ces femmes brutalement mortes à elles-mêmes et qui, peu à peu, revenaient à la vie. Ces paroles me fortifient, dans les épreuves comme dans les beaux jours.

Vous le savez également : je suis une femme d’ici, qui a eu une enfance ailleurs. Ma mère a quitté un régime de terreur, où la violence et l’injustice étaient le lot quotidien, pour que ses filles puissent s’épanouir en toute liberté. Je ne l’oublie pas.

Comme plusieurs autres, j’ai trouvé ici, au Québec où je me suis enracinée au Canada, un espace de liberté incomparable. Je ne saurais minimiser cette chance-là, que m’a donnée ma mère, ni la passer sous silence.

Je me suis fait un devoir de défendre cette liberté avec vigilance. Empêcher plus de la moitié de l’humanité d’accéder aux droits fondamentaux et de vivre en sécurité constitue pour moi une absence de liberté flagrante et l’un des plus grands scandales de notre temps.

Soyez assurés que la gouverneure générale que je suis devenue, il y a un peu plus d’un an, n’a pas abandonné cette conviction et a fait de la lutte contre la violence faite aux femmes une priorité.

Certains, évidemment, estiment que l’institution que j’incarne aujourd’hui est archaïque, et que j’aurais intérêt à être tout au plus « décorative ». Oserait-on dire d’un homme dans cette même fonction qu’il est « décoratif »? Je pose la question.

Je répondrai tout simplement que d’aller au devant de mes concitoyennes et de mes concitoyens et de mettre en valeur leurs préoccupations et leurs aspirations est ce qui m’importe le plus. Et, si un doute persistait encore, que l’on sache une fois pour toutes que mon engagement à l’égard des causes que j’ai toujours défendues reste et restera entier.

Mon intention est de continuer autrement sur la même lancée, parce que la femme qui se tient devant vous continue de croire que le droit des femmes d’être protégées contre l’oppression et la violence est fondamental. J’ajouterais même que ce droit fait partie des valeurs qui définissent notre citoyenneté en ce pays, des valeurs qui sont notre véritable richesse collective. Des valeurs que j’ai toujours eu à cœur de défendre.

Quitte parfois, comme je n’ai pas hésité à le faire à l’occasion de la Journée internationale de la femme, à aborder d’un point de vue personnel le sujet délicat de la violence en milieu familial.

Évidemment, je ne l’ai pas fait pour relater un pan de ma propre histoire, je l’ai fais pour percer la chape de plomb sous laquelle tant de femmes étouffent de ne rien dire. Prendre la parole m’apparaît infiniment plus nourricier que de s’emmurer dans le silence qui nous asphyxie et nous isole davantage.

C’est dans cet esprit, d’ailleurs, que j’ai entrepris de sillonner le Canada au lendemain de mon installation dans la fonction de gouverneur général. Et, partout où je suis allée, d’Iqaluit à Victoria, de Fort Simpson à Charlottetown, de Québec à Winnipeg, j’ai rencontré des femmes, des hommes, des jeunes, qui déploient des efforts remarquables, des efforts inouïs, en vue de contrer la violence faite aux femmes.

J’aimerais saluer les organismes qui oeuvrent sur le terrain et qui, avec trois fois rien et autant de reconnaissance, réussissent à accomplir beaucoup. Je me réjouis que cette problématique sociale n’est plus le souci de quelques-unes, mais fait l’objet d’une mobilisation qui transcende de plus en plus les sexes et les âges. C’est, je crois, très bon signe.

J’ai été, sur la route, le témoin privilégié de tant de gestes courageux et de paroles prometteuses, que j’ai envie de vous en donner une petite idée. Dans un refuge, à Winnipeg, entièrement administré par des femmes autochtones, je les ai vues se prendre en main et, de toutes leurs expériences, leurs réflexions, de leur compétence, aider des femmes victimes de violence, de toutes les origines et de tous les horizons, autochtones, non-autochtones et immigrantes, à s’en sortir. Voilà des femmes qui ne sont plus victimes, mais des aidantes aguerries.

À Iqaluit, le témoignage très digne d’une femme inuite, libérée de la violence qu’elle subissait enfant, était lumineux.  Elle aussi, cette femme du Nunavut n’est plus une victime; elle est aujourd’hui cheffe de file dans sa communauté, où plusieurs groupes se mobilisent contre la violence.

À Montréal, à l’invitation du Regroupement provincial des maisons d’hébergement et de transition pour femmes victimes de violence, que j’aime aussi appeler mon alma mater, trente représentants de divers organismes m’ont exprimé le désir de mettre en commun leurs ressources et de travailler ensemble à la prévention, à la sensibilisation et à la protection. Cela m’a semblé d’autant plus judicieux que, partout au Canada, celles et ceux qui luttent contre la violence faite aux femmes conviennent tous de l’urgence d’unir les efforts.

À Régina, treize femmes chefs autochtones m’ont parlé de la façon dont elles assumaient leur poste d’autorité, souvent dans des conditions difficiles, et de leur volonté d’attaquer de front les problèmes de la traite et de la disparition des femmes dans leurs communautés.

À Toronto, les groupes que j’ai rencontrés m’ont fait part de la pauvreté des femmes et du poids de la discrimination économique qui pèse sur elles. Elles ont aussi insisté sur la situation de plus en plus critique vécue par les femmes immigrantes qui ne sont pas toujours au courant de leurs droits et qui n’en sont que plus vulnérables.

En somme, je peux vous assurer que, non seulement les problèmes sont nommés avec force partout, mais que des solutions émergent de partout et de tous les milieux où je me suis rendue. Il est même des municipalités comme Charlottetown qui prennent fermement position contre la violence faite aux femmes.

Et ce ne sont là que quelques exemples qui sont autant de signes d’encouragement. Mais, il nous reste à dresser la liste exhaustive de nos réalisations pour avancer dans nos actions et dans notre réflexion. Il faut trouver et multiplier les occasions de le faire, comme vous le ferez d’ailleurs au cours des prochains jours.

Et pourquoi ne pas voir dans ces échanges l’amorce d’un dialogue national, voire international, sur la violence faite aux femmes, centré cette fois-ci sur ce que nous avons trouvé de mieux pour y faire face, trop souvent isolément et sans possibilité de partage?

Je réfléchis ces jours-ci au meilleur moyen d’élargir ce dialogue au Canada car, partout, on m’en a exprimé vivement le souhait. Le temps est venu de mesurer ce que nous avons accompli pour mieux aller de l’avant.

Cela dit, j’ai aussi été saisie, à la grandeur du pays, des difficultés que pose le travail au quotidien que vous menez sur le terrain. Les ressources sont maigres, les problèmes sont complexes, l’épuisement vous guette, mais vous ne baissez pas les bras.

Bien au contraire, vous tentez par tous les moyens de susciter la  réflexion et d’élargir la compréhension du problème de la violence et de son ampleur, ici comme ailleurs.

Votre travail contribue largement à briser l’indifférence. Il est d’autant plus important que les statistiques continuent d’être alarmantes quant au nombre de victimes de violence. Même les très jeunes filles ne sont pas épargnées.

Voilà qui est intolérable. C’est notre affaire à tous, car cette situation est tout simplement inacceptable dans un pays comme le nôtre, reconnu pour son engagement à l’égard des droits et des libertés.

Ce qui se passe dans le monde nous concerne tout autant. Vous serez nombreux à le rapporter ici-même. Que des femmes sont bâillonnées. Que des femmes sont tuées. Que des femmes sont exploitées. Des femmes dont la chair profite au commerce des corps. Des femmes dont le destin ne pèse pour rien dans la balance du pouvoir mais, vous le direz aussi, des femmes qui n’hésitent pas à prendre la parole, parfois au péril de leur vie.

Je crois au pouvoir de la parole et de l’action. Je crois au rôle vital du Canada en vue de contribuer à l’éradication de toutes les formes de violence qui affligent les femmes, à l’élimination des obstacles sur le chemin de l’égalité, à la construction d’un monde où prévalent par-dessus tout l’harmonie et le respect de l’autre.

Les femmes ont toujours su combien la vie est précieuse. Tous les combats qu’elles ont menés et qu’elles mènent encore pour le respect de leurs droits sont, en soi, une affirmation de la dignité humaine et participent, si j’ose dire, à l’humanisation de l’humanité tout entière. De tout temps, les femmes se sont évertuées à pacifier les tensions qui font tressaillir le monde, de même qu’elles ont davantage opté pour le vivre ensemble que pour le chacun pour soi. S’en prendre à la dignité des femmes, c’est offenser la vie, c’est bafouer l’humanité. Et chaque femme compte.

Voilà, sans doute, l’une des plus belles raisons de souhaiter de tout cœur que la parole entre vous soit vive au cours des prochains jours. Ne serait-ce, et vous serez toutes et tous d’accord avec moi, que pour honorer celle d’Athanasie Mukarwego. Car c’est une parole  guérisseuse et une parole d’avenir.

Merci beaucoup.