Son Excellence la très honorable Michaëlle Jean - Discours à l’occasion de la remise des Prix littéraires du Gouverneur général

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Rideau Hall, le mercredi 23 novembre 2005

D’aussi loin que je m’en souvienne, les livres ont toujours fait partie de ma vie. Sans doute parce qu’ils étaient rares dans le pays où je suis née. Je crois avoir appris à les considérer et à les chérir comme un bien des plus précieux. Pour mon père et ma mère, les livres traçaient des chemins de liberté dans un monde autrement sous la contrainte. Alors j’ai appris très tôt à m’y plonger avec beaucoup de joie, avec appétit, et à lever parfois les yeux de la page pour que déferlent en moi les impressions créées par cet assemblage de mots, cette secousse des rythmes, et surtout ce foisonnement d’idées.

Au fait, les livres qu’on les parcoure rapidement ou lentement, en tournant vite les pages ou en s’arrêtant sur chaque mot, les livres ont ce pouvoir vraiment immense, et salutaire je dirais, de substituer l’invention au quotidien. Ce faisant, ils nous permettent d’accéder à une vie plus entière, libérée de toutes les entraves. Je crois qu’être privés de livres, c’est subir une forme d’oppression. Et je crois aussi que s’en priver, c’est consentir à moins de liberté.

Le livre est un compagnon de tous les instants. Libre à nous de l’ouvrir et de le réchauffer de notre propre vie. Il nous accompagne sur terre, en mer ou en altitude, dans nos bonheurs, nos malheurs ou nos déroutes, et nous parle tout bas. Il s’adresse à la part la plus vraie de nous-mêmes, celle qui ne triche pas, et qui demande à être nourrie d’une parole complice. D’une parole généreuse née du silence et qui résonne soudain en nous aussi fort que notre cœur bat.

Je trouve que le livre est un appel au rêve. Dans l’enfance, il nous ouvre les portes du merveilleux. Les contes commencent tous par : ‘Il était une fois’. Plus tard, il nous sort des sentiers battus et nous emmène ailleurs. Dans le vieux Shanghai avec Hergé, sur la Lune avec Jules Verne, auprès d’un ange de pierre avec Margaret Lawrence, ou sur la Main avec Michel Tremblay. Il arrive même qu’il se fasse poème pour rejoindre d’encore plus près la matière du rêve. Le livre ne connaît aucune frontière, ni dans l’espace ni dans le temps. Et le monde où il nous tire par les yeux est aussi vaste que notre faculté d’invention est abondante.

Le livre est instrument de connaissance. Grâce à lui, des idées circulent librement, des lieux ignorés se découvrent, des femmes et des hommes se livrent, des intuitions se précisent et en viennent parfois à changer le monde. Ainsi est sa force qu’il peut faire reculer l’inconnu et élargir nos horizons. Les mots servent ici à prospecter la vie dans toutes ses dimensions et à enrichir nos connaissances de cet univers que nous habitons et des êtres qui nous entourent. Le livre est un guide pour emprunter de nouveaux chemins et célébrer l’inépuisable des choses vivantes.

Le livre est une source de plaisir. Il nous aide autant à tuer l’attente qu’à traverser nos nuits blanches. Sa seule présence est une promesse d’aventures. Voilà que nous changeons de peau, de lieu, de vie, pour chercher des trésors, dénouer des intrigues, résoudre des énigmes, recevoir des confidences, traquer des malfaiteurs, brûler d’amour, penser autrement la vie et entendre bruire les arbres. Le livre embrasse toute la gamme des émotions, qui se tiraillent en nous et qui ne voient pas nécessairement le jour, et nous les offre en partage. Je dirais même en offrande. Le livre entre en nous comme le vent du large par une fenêtre grande ouverte.

Mais se dont il faut vraiment se souvenir c’est que le livre est toujours expression de liberté. Et je dirais à tous les écrivains ici présents, et à vous en particulier, que ce métier d’écrivain que vous avez choisi vous permet de ‘travailler librement au cœur de la vie même’, selon cette expression si belle de Marie-Claire Blais. Mais la liberté dont je parle ici, et qui est la vôtre, s’acquiert au prix d’efforts énormes et il est souvent bon de le rappeler. J’ose à peine imaginer ce qu’il faut de courage et de passion pour dédoubler et intensifier ainsi vos vies pour le plus grand bonheur de celles et ceux qui vous lisent. Ce qu’il faut aussi de courage et de passion pour franchir cette solitude bienveillante dans laquelle vous oeuvrez pour venir à nous par la seule grâce de vos livres que nous tenons entre nos mains et qui nous accompagnent. ‘Créer, disait Camus, c’est vivre deux fois’. J’ajouterais que lire un livre, dix livres, cent livres, c’est vivre une fois, dix fois, cent fois plus.

Le livre, c’est ce que nous fêtons ce soir en votre présence. À Pamela Porter et à Camille Bouchard, pour leur récit, de même qu’à Isabelle Arsenault et à Rob Gonsalves, pour leurs illustrations saisissantes, je redis merci, car ils ont reçu hier les Prix littéraires du Gouverneur général pour la jeunesse devant un public d’enfants et d’adolescents enthousiastes. À Aki Shimazaki et à David Gilmour, pour leur roman, je dis merci. À Anne Campton et à Jean-Marc Desgent, pour leur poésie, je dis merci. À Michel Bock et à John Vaillant, pour leur essai, je dis merci. À Geneviève Billette et à John Mighton, pour leur pièce de théâtre, je dis merci. À Rachel Martinez et à Fred A. Reed, pour leur traduction, je dis merci.

Je salue nos auteurs et félicite chaleureusement les lauréats des Prix littéraires du Gouverneur général de 2005. Et je souhaite de tout coeur que vos livres se propagent partout comme un feu de joie.

Je vous remercie.