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Remise du premier Prix du Gouverneur général pour les arts de la table
Rideau Hall, le mercredi 23 juin 2010
Lorsque j’étais à la Cuvée en 2006, mon épouse vous avait raconté un peu comment était née l’idée de ce prix, mais comme toute bonne histoire, il s’agissait uniquement de la version officielle. J’aimerais donc maintenant vous révéler l’autre volet de cette histoire, celle qui est moins officielle, si vous voulez.
C’était dans la région du Niagara, une journée très froide de février avec des vents impétueux. Celles et ceux ici présents qui viennent de cette région peuvent confirmer qu’il n’y a rien de pire que d’être debout dans un vignoble en pleine tempête de verglas, avec le vent qui souffle en provenance du lac Ontario.
La Niagara Community Foundation m’avait invité, à titre de président d’honneur, à remettre un prix au gala de la Cuvée et à dire quelques mots sur les vins canadiens. Mais, je me demandais bien ce que j’allais dire.
Grand amateur de vin, j’étais déjà allé dans la région du Niagara avec ma famille, mais je n’étais jamais allé à la Cuvée, et mon anglais… et bien, à la grande surprise de tous, y compris moi-même, s’est avéré fantastique.
Ma première idée avait été d’improviser, comme j’aime bien le faire. Puis j’ai décidé d’écrire quelques notes durant le petit déjeuner sur le secteur vinicole canadien et sur sa contribution à notre société. Mais, assis à ma table dans la chambre d’hôtel, en train de manger mes beaux fruits avec du fromage, du pain et du café, j’ai été soudainement frappé d’une évidence. C’est alors que s’est imposée l’idée d’étendre la portée de mon discours au-delà du vin. Il fallait en effet que je parle de ce que nous mangeons et de ce que nous buvons, et de la part cruciale que jouent les aliments et les boissons dans le façonnement de notre culture. Car c’est ce qui nous lie les uns aux autres. C’est ce qui fait de nous ce que nous sommes. C’est notre subsistance en tant que peuple. Puis j’ai eu une idée…
J’ai rapidement convoqué mon équipe. Je les ai invités à s’asseoir et leur ai offert du café et des brioches (c’est toujours une bonne stratégie pour mettre les gens de votre côté) et je leur ai exposé ma petite idée.
Puisqu’il y a des prix du gouverneur général pour célébrer la littérature, les arts du spectacle, les arts médiatiques, l’architecture et autres réalisations qui sont essentielles au tissu culturel de notre pays, pourquoi ne pourrait-il pas y avoir également un prix soulignant les arts culinaires et de la table?
Je n’ai pas eu de difficulté à convaincre les membres de mon équipe (surtout qu’ils étaient en train de manger à ce moment-là), et nous avons décidé de lancer l’idée à l’occasion de la Cuvée. Je n’avais pas eu le temps d’en discuter avec mon épouse, mais je savais qu’elle serait d’accord étant donné que, tout comme moi, elle accorde une place fondamentale à la table dans nos vies.
J’avais quelques bonnes bouteilles rapportées des vignobles ontariens, qui ont su ajouter les vertus du vin à ma capacité de convaincre : mon épouse a reçu avec le plus grand enthousiasme le projet d’un prix du gouverneur général des arts de la table, et tous nos collaborateurs ont fait de même.
Alors dans mon discours ce soir-là à la Cuvée, j’ai dit : « J’ai une dernière idée qui percole. » (Et maintenant que vous connaissez la véritable histoire, vous pouvez apprécier le choix du mot « percole », qui rappelait la discussion que nous avions eue autour d’une tasse de café ce matin-là.)
L’idée a suscité un engouement incroyable. Certains et certaines d’entre vous qui êtes ici aujourd’hui étiez présents ce soir-là, à la Cuvée, et je voudrais en profiter pour vous remercier ainsi que toutes les personnes de partout au pays qui, comme vous, ont aidé à faire de ce prix une réalité. Je vous remercie pour votre appui, pour votre vision et pour votre passion commune.
Cette passion s’inscrit au cœur de ma vie depuis mon enfance. Je suis issu d’une culture qui accorde une place primordiale à la nourriture et au vin. Je suis né en France. Durant mes années formatrices, le terroir faisait autant partie de mon éducation que la littérature, la géographie, la sociologie, la psychologie et la philosophie. Mes grands-parents et mes arrière-grands-parents cultivaient la terre et faisaient leur propre vin. Et mon père, tout aussi passionné, accordait autant de soin à sa bibliothèque, à sa cuisine et à sa cave à vins.
Lorsque plus tard, à l’âge adulte, j’ai déménagé au Canada, la table est devenue un espace autour duquel j’ai établi mes liens avec la société. Après tout, une table, ce n’est pas uniquement là où s’aiguisent nos papilles gustatives. C’est aussi un espace de rencontre et de conversation, un espace où les idées s’entremêlent aussi facilement que les saveurs. C’est là où les gens de tous âges, de toutes les cultures et de toutes les sphères d’expérience se rassemblent pour partager leurs espoirs, leurs peurs et leurs rêves; là où nos histoires collectives sont racontées et transmises d’une génération à l’autre.
La vie vous a sans doute également appris que c’est autour de la table qu’on peut entendre les récits fabuleux de grandes aventures tout comme de simples paroles de bienvenue; et que ce soit autour d’une table ou non, l’hospitalité offerte est porteuse d’un message : quand nous cassons la croûte ensemble, nous partageons le meilleur de ce qu’offre la vie et, certes, le privilège d’avoir de la nourriture à partager.
En cette époque où, trop souvent, chacun de nous s’intéresse davantage à soi qu’à l’autre, où le rythme effréné de nos vies relègue l’imagination et l’initiative au second plan, où les aliments prêts à manger et les repas-minute deviennent des rituels culinaires, il est plutôt rassurant d’avoir quelqu’un qui nous rappelle que la table occupe une place primordiale comme forum culturel d’échange, où s’estompent nos différences.
C’est dans cet esprit d’échange que ce prix a été créé.
Au cours des quatre dernières années, mon épouse, notre fille et moi avons voyagé d’un bout à l’autre du pays, aussi bien géographiquement que gastronomiquement. Nous avons consulté des centaines de gens qui contribuent chaque jour à tous les aspects de la table de la nation : des agriculteurs, des producteurs, des écrivains, des sommeliers, des chefs cuisiniers, des fromagers, des pêcheurs, des enseignants, des étudiants, des chasseurs et des fabricants de thé. Nous nous sommes rassemblés autour des tables d’écoles de cuisine, de cuisines d’hôtels, de marchés maraîchers et d’anciennes casernes de pompiers pour casser la croûte ensemble et échanger des idées, des histoires et des points de vue. C’est le fruit de ces discussions qui est au cœur de ce prix.
Nous étions tous pleinement d’avis que ce prix allait être différent de tous les autres. Ce prix allait reconnaître les valeurs humaines que nous partageons autour de la table, et à travers le pays. Il n’allait pas être décerné à un chef, à un viticulteur ou à un producteur pour des réalisations spécifiques, mais plutôt à ceux et celles qui, grâce à leur contribution à la table de la nation, nous inspirent, nous éduquent et nous ravissent. Ce prix allait être décerné à celles et ceux qui sont passionnés de ce qui rapproche les Canadiens les uns des autres.
Vous savez, la vie est un cercle. Lors de la nomination de mon épouse comme gouverneure générale, nos prédécesseurs nous ont invités à venir les rencontrer et voir la résidence. Savez-vous où la visite a commencé et s’est terminée? Oui, vous avez deviné, dans la cuisine, le potager et autour de la table. Tout comme mon épouse et moi, Mme Clarkson et M. Saul étaient profondément convaincus de l’importance de la culture et de la richesse de la table de la nation. Au cours des quatre dernières années, nous avons poursuivi dans cette voie et refermé le cercle, avec la création de ce prix.
Cette année, dans le discours que j’ai prononcé à la Cuvée, j’ai dit, « Avant les prochaines vendanges, nous remettrons le tout premier prix du gouverneur général célébrant la table de la nation. » Je suis donc fier d’être ici aujourd’hui pour honorer cette promesse et rendre hommage aux premiers récipiendaires de ce prix qui reflète, comme vous serez à même de le constater, leurs actions et leur passion ainsi que l’éventail qu’offre la table de la nation et toutes les valeurs qu’incarne cette récompense.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je ne peux attendre un instant de plus pour découvrir les merveilles des arts de la table et rencontrer les lauréats de cette année.